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littérature romande - Page 21

  • À bicyclette avec Mousse Boulanger

     Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

  • Les livres de l'été (20) : Daniel Fazan

     

    images.jpeg« Un écrivain avance toujours masqué », disait quelqu’un de mes amis. C’est le cas de Daniel Fazan, homme de radio, de goûts et de terroir. Qui mieux que lui sait vanter les délices d’un ragoût longuement mijoté ? D’un cru amoureusement vieilli en fût de chêne ? Qui mieux que lui, par ses mets et ses mots, sait nous mettre, à l’antenne, l’eau à la bouche ?

    Hé bien, ce n’est pas tout. Quand un ange se pose sur son épaule, Daniel Fazan s’assied à sa table d’écriture. Il ouvre la fenêtre. Il respire l’air de la nuit. Il pose son masque. Est-ce l’ange ou la main qui écrit ? Peu importe. Il retrace les douleurs de sa femme, dans Faim de vie, en faisant un pied de nez à la mort. Dans Vacarme d’automne, il s’amuse de sa propre décrépitude : il n’y a pas de fin, c’est notre condition, mais toujours le désir d’autre chose. Soif de vie. Fringale  d’amour. Ruades contre les murs de nos prisons.

     C’est de cela qu’il s’agit dans son dernier livre, Millésime*, roman à la fois tendre et provocant, gorgé d’amour et de soleil, comme le fruit de la vigne qui en est, ici, le véritable héros. Car le vin, dans ce livre, occupe une place de choix. images-1.jpegC’est l’objet du désir de Paul Pache, comme de Roger, son ami vigneron. Un objet chéri, immémorial et aux pouvoirs magiques. Quasi mystiques, même. Le vin chante la terre et débonde le cœur trop longtemps entravé des hommes. Il dessille les yeux. Il libère la parole. Au fond, depuis la nuit des temps, il est à notre écoute, comme la psy au chignon chaviré qui écoute (distraitement) le héros de Millésime.

     « Cette terre est d’une beauté constante, étourdissante, écrit Fazan. C’est l’amour le plus profond de mon être. » Et cette terre, le vin magique qu’elle produit, le relie charnellement aux hommes qui la cultivent. C’est la révélation qui va bouleverser la vie de Paul. Cette vérité est là depuis toujours, sans doute. Mais, lorsqu’il rencontre le beau Roger, un vigneron du village voisin, cette vérité lui saute aux yeux. Comme les erreurs de sa vie conjugale. Ces masques qui ont défiguré son vrai visage. Ces enfants qu’il ne voit plus. Roberte, surtout, la triste dame, obnubilée par ses faux ongles américains.

     La vie est courte et, brusquement, elle s’ouvre à 360 degrés. L’horizon s’élargit. Mais comment vivre son amour avec un homme, dans le Dézaley vaudois, au milieu des rumeurs et des cris de corbeaux ? Seuls contre tous. C’est le combat de Paul et de Roger qui se promènent dans les coteaux, main dans la main, « Le millésime de notre amour doit mûrir, on l’élève comme une cuvée spéciale, unique. »

     Les mots de Fazan, quand il parle d’amour, ont la même saveur que ceux qu’il utilise pour décrire une recette du terroir ou un grand cru local. Langue souple et souvent somptueuse. Écriture divagante, gorgée d’humour et de trouvailles. Avec, en arrière-goût, cette terre lourde et noire, tantôt ingrate et tantôt généreuse, qui produit quelquefois des miracles.

      * Daniel Fazan, Millésime, roman, Éditions Olivier Morattel, 2012. 

  • Les livres de l'été (19) : Yvette Z'Graggen

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    Ce soir, sur le stand des Editions de l'Aire, au Salon du Livre, à 18 heures, présentation de Souvenirs d'Elle, un recueil de témoignages et d'hommages à Yvette Z'Graggen, cette grande écrivaine qui nous a quittés en avril 2012. Ce livre rassemble des textes d'Annik Mahaim, Pierre Béguin, Janine Massard, Véronique Wild, Françoise Fornerod et votre serviteur.

    Voici ma contribution à cet hommage collectif.

    L’un de mes grands regrets, c’est d’avoir peu connu Yvette Z’Graggen (née en 1920, de père suisse-allemand et de mère hongroise, et décédée ce printemps). Bien sûr, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Je l’ai invitée à venir parler de ses livres devant mes élèves du collège. Je l’ai croisée, ici et là, lors d’une rencontre d’écrivains. Je garde d’elle le souvenir d’une femme constamment à l’écoute, sur le qui-vive, si j’ose dire, élégante, à l’œil brillant de curiosité et de malice. Mais je n’ai pas le sentiment de l’avoir véritablement connue.

    Heureusement, il y a ses livres !

    Nombreux, divers, originaux. Une œuvre militante, mais jamais limitée, qui vivifie la mémoire des femmes.

    Car toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui a trouvé un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Et en particulier de l’histoire des femmes, si souvent méconnue ou refoulée.

    Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle, aussi, quand Yvette cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

        C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, paru en 1999. Dans ce récit, tout commence par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). images-1.jpegDes lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer. Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens et la rend étrangère à elle-même.

        Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille « née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ».

    Son destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, « un don total, un partage sans réserve », de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a jamais de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

        Élevée dans la peur, entre un père irascible et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite. Elle peuple ses nuits de cauchemars. Elle l’empêche de s’occuper, comme elle le désirerait, de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises.

    C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère.

    Autrement dit : une part mystérieuse d’elle-même.

    On retrouve ces thèmes (le secret, la douleur, l’aspiration et le combat pour la liberté) dans tous les livres d’Yvette Z’Graggen. Au fil des ans, l’écrivaine genevoise a bâti une œuvre riche et solide, qui ne cesse d’interroger ses racines invisibles, et l’Histoire.

        images-3.jpegIl n’y a pas si longtemps, au tournant du siècle,Yvette Z'Graggen nous livre son journal de bord de l'an 2000. Il porte un beau titre, emprunté à un poème d'Eluard : La Nuit ne sera jamais complète**. C'est l'occasion, pour elle, de réfléchir non seulement sur le temps qui passe, les événements politiques (les élections yougoslaves, les tueries en Palestine, les catastrophes écologiques), mais aussi sur sa propre vie, — une vie constamment à l'épreuve de l'Histoire.

    C'est ainsi qu'Yvette Z'Graggen revient sur les fameuses années silencieuses de la drôle de guerre : cette Suisse qui accueille d’un côté, souvent généreusement, ceux qu'elle rejette de l'autre sans pitié. Chaque événement de l'an 2000, minime ou gigantesque, résonne toujours intérieurement : c'est l'occasion pour Yvette Z'Graggen de s'interroger sur son œuvre, les rencontres fugitives de sa vie, les rapports familiaux, en particulier avec sa fille et son petit-fils, les ennuis de santé qui la privent peu à peu de cette liberté de mouvement à laquelle elle tient tant. Mais si le corps s'engourdit lentement, la liberté de pensée et d'écriture est toujours souveraine.

    Son dernier livre, Juste avant la pluie***, paru l’année dernière, reprend sur le mode ludique ce jeu entre réalité et fiction, mémoire et imagination. images-2.jpegOn peut le lire, également, comme une manière de testament littéraire.

    De construction singulière, le livre se compose de deux parties. Dans la première, l'auteur imagine une ultime « autobiographie du possible ». Comme elle le fait ailleurs, elle met en scène, en 1938,  une jeune fille de dix-huit ans (c’est l’âge d’Yvette cette année-là), juste avant la tourmente nazie. Cette jeune femme, éprise de liberté, va braver les interdits de la morale bourgeoise avec la même détermination intrépide que les nombreuses « sœurs de papier » qui l'ont précédée. Ces « sœurs de papier », qui peuplent toute son œuvre, Yvette Z’Graggen les convoque dans la seconde partie du livre pour les soumettre à un questionnement impitoyable.

    DownloadedFile.jpegYvette nous offre ainsi, au travers de ses héroïnes, cinquante ans de réflexion sur la condition féminine en milieu bourgeois, ses heurs et ses malheurs au fil du temps, et « une conclusion originale, comme l’écrit justement Pierre Béguin (photo de gauche), à une œuvre qui ne l'est pas moins. »

    J’ai peu connu Yvette Z’Graggen, et je le regrette. Mais elle laisse derrière elle une œuvre riche et singulière, composée de récits, d’essais et de romans, une œuvre qui n’a pas fini de nous interpeller, et qui nous accompagnera longtemps.

     

      * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, l’Aire, 1999.

    ** Yvette Z’Graggen, La Nuit ne sera jamais complète, L'Aire, 2001.

    *** Yvette Z’Graggen, Juste avant la pluie, récit, L’Aire, 2011.